Il y a 3 ans, le 19 septembre 2012, le Criigen, l’organisation anti-OGM créée par la politicienne et avocate Corinne Lepage, publiait sa fameuse « étude-choc » (Séralini et coll.) accompagnée d’une vaste opération médiatique. Il s’agissait de marteler que la consommation par des rats du maïs NK603 ou de l’herbicide associé provoquait des tumeurs. La publication montrait ainsi les images de ces rats, sans montrer les rats témoins (et pour cause, ces rats contrôles avaient les mêmes tumeurs, tout simplement car les rats âgés de cette race développent souvent des tumeurs !).
Il ne s’agit pas ici de rouvrir le débat, qui est scientifiquement clos.
Les allégations du Criigen ont été invalidées par une vague de réfutations sans précédent et la publication retirée par le Journal scientifique. Ce ne sont pas les théories du complot qui ont suivi ce retrait, ni la « republication » de l’article dans un journal de « science » parallèle qui changent quoi que ce soit sur le plan scientifique.
Ce qui mérite aujourd’hui réflexion, c’est que le fer de lance de l’opération médiatique du Criigen ait été le Nouvel Obs, magazine de gauche.
Une gauche qui, il y a encore peu, se disait « progressiste » et revendiquait l’héritage de la « philosophie technicienne occidentale ».
A titre d’illustration, je republie ci-dessous
un édito de Jacques Julliard dans le même magazine, trois ans auparavant…
Trois ans pendant lesquels l’écologie d’idéologie - réactionnaire selon Julliard - aura imposé son magistère à cette gauche sans doctrine depuis la chute du marxisme. Trois ans, mais précédés de 40 ans de « déconstructions » progressives par l’idéologie postmoderne, dans les sciences, l’éducation, la culture, l’histoire, …, au profit d’un relativisme généralisé qui ne sait plus distinguer le vrai du faux (comme le Nouvel Obs l’a illustré lors de l’affaire Séralini…).
Non à la déesse Nature !
Jacques Julliard
Nouvel Observateur, 3-9 décembre 2009
Le combat pour l'écologie ne doit pas dériver vers un fondamentalisme réactionnaire.
Nous sommes tous aujourd'hui plus ou moins écologistes, comme hier nous étions tous plus ou moins marxistes. L'air du temps nous y pousse autant que la raison. Mais il y a bien des façons d'être écolo, comme jadis il y avait bien des façons d'être marxiste.
En schématisant, on dira qu'on se trouve ici face à deux pentes différentes et même opposées de la pensée: l'une est fondée sur le droit de l'homme à un environnement naturel de qualité; la seconde, sur le droit de la nature à être respectée par l'homme.
La première s'inscrit dans le droit-fil de la philosophie technicienne occidentale, du judéo-christianisme au marxisme et à l'industrialisme, en passant par Descartes; la seconde, qui emprunte aux sagesses orientales mais aussi au romantisme allemand – de Fichte à Nietzsche
et même à Heidegger –, est une remise en question de l'anthropocentrisme occidental.
Que dit saint Paul ? «Le monde est à vous, vous êtes au Christ, le Christ est à Dieu.» Le mystère de l'Incarnation débouche ainsi sur une philosophie technicienne.
Que dit Descartes ? Que l'homme est «maître et possesseur de la nature».
Que dit Marx ? Que la vocation de l'homme est de transformer la nature. La philosophie de l'Homo faber a fait de l'Occident le maître du monde et a servi de modèle aux anciens colonisés eux-mêmes. Qu'est-ce que l'écologie, dans cette perspective ? Un moyen de préserver l'outil de travail et le cadre de vie.
A l'inverse, l'écologie fondamentaliste ou deep ecology (1) se refuse à tout céder à l'exception humaine. Elle considère l'homme comme partie intégrante de la nature et ne craint pas de faire son procès chaque fois qu'il se révolte contre sa mère. Elle dénonce «l'espécisme», qui fait de l'homme la valeur unique et ne montre aucun respect envers les espèces inférieures. Ce procès de l'artificialisme humain est déjà tout entier dans le Deuxième Discours de Rousseau, et l'on connaît sa formule provocatrice: «L'homme qui médite est un animal dépravé» (Premier Discours). Seulement, il est de la nature de l'homme de méditer. Rousseau en convient à regret il est même le premier à souligner la perfectibilité de l'homme, c'est-à-dire sa tendance naturelle à dépasser sa nature.
Désormais, l'affrontement entre le donné – la nature – et le construit – la culture – est au centre du débat intellectuel et social. Le XVIIIe siècle est encore trop attaché à cette instance immuable qu'est la nature pour concevoir clairement l'idée de progrès. C'est le XIXe siècle qui sera, malgré le romantisme, le grand siècle de cette idée sous sa double face intellectuelle et morale. C'est lui, le progrès, qui est la base de la philosophie républicaine; c'est sur lui que la gauche fonde aujourd'hui encore son identité.
Les fondamentalistes de l'écologie développent des tendances proprement religieuses.
C'est donc une grande nouveauté que l'irruption en son sein d'une philosophie conservatrice comme l'écologie: pour la première fois dans l'histoire surgit un parti de gauche qui ne se réclame pas principalement de la transformation de la nature mais de sa préservation. Il y a désormais deux écologies: l'une qui s'efforce de concilier la sauvegarde de la nature avec le progrès; l'autre qui constitue un véritable tête-à-queue par rapport à l'humanisme occidental classique.
Les fondamentalistes de l'écologie développent des tendances proprement religieuses; ils diffusent un millénarisme catastrophiste et inquisitorial qui transforme le tri sélectif des ordures ménagères en religion de salut.
On se souviendra que dans sa phase ascendante le nazisme s'est complu dans un bric-à-brac naturiste, sur fond de forêt primitive et de sources sacrées, de Wandervögel, de Walkyries et de Walhalla.
Et il n'est guère de secte new age qui ne s'adonne au culte de la Lune, ou du Soleil, ou des étoiles. Oui, donc, à l'écologie rationnelle, oui à un nouveau pacte (2) entre l'homme, la nature et l'animal (Michel Serres parle de contrat naturel); non à la réintroduction en contrebande d'une philosophie irrationaliste, anti-industrialiste, réactionnaire, à relents fascistes.
(1) Voir le livre lucide de Luc Ferry: «le Nouvel Ordre écologique» (Grasset, 1992).
(2) Voir le beau livre d'Hélène et Jean Bastaire, «Pour un Christ vert», Salvator, 2009.
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