Version "augmentée" d'un article intitulé "Politiquement correct à l’université : danger sur la science" et publié par Contrepoints
La société occidentale contemporaine est depuis quelques décennies gagnée par une nouvelle idéologie dominante, que l’on peut nommer le postmodernisme.
Celui-ci a eu, dès les années 60/70, ses théoriciens dont les thèses consistent en un déni des points de vue philosophiques généraux des Lumières, une méfiance envers la raison et le progrès, et par conséquent envers la science et la technologie, et qui rejettent les « méta-récits » (christianisme, marxisme, science, etc.). Le postmodernisme se définit également comme un ensemble de « déconstructions ».
Ces « déconstructions » concernent entre autres :
l’Homme des Lumières (encouragé à devenir un être individualiste et consommateur, à l’identité variable qui construira entre autres son « genre »),
la Nation (à laquelle se substituent d’autres « communautés imaginées », comme des groupes réclamant le statut de minorités et/ou d’opprimés),
la démocratie représentative (à laquelle il faudrait préférer une démocratie « participative », aux contours pourtant flous et où règnent des minorités actives),
et enfin, déconstruction de la réalité elle-même par un constructivisme social (tout est « construction sociale ») intimement lié au relativisme (au sens de : tout se vaut).
L’idéologie postmoderne déclinée en science et technologies
Transposée par la chapelle de sociologie postmoderne dite des « Science and Technology Studies » (STS), la même idéologie touche la science, qui ne serait qu’une « construction sociale », une simple opinion d’une « communauté scientifique » partageant des présupposés, qui ne vaut pas plus que toute autre opinion. Relativisme oblige, les militants de l’écologisme et les charlatans doivent être écoutés comme (voire plus que) les scientifiques reconnus.
Revêtant habilement les habits de la démocratie, une dérive démocratiste exige que la science devienne « citoyenne ». Cette conception, en apparence d’« ouverture », devenue hégémonique dans les institutions scientifiques, est à risque d’être captée par des groupes politisés (voir l’affaire de la « mission science citoyenne » confiée naïvement en 2013 par la Direction du CNRS à un chercheur limitant).
Profitant de querelles politiques autour de questions scientifiques et technologiques, comme celle des OGM, la chapelle des STS a propagé l’idée que la « participation des citoyens » est indispensable en science. En réalité, ce seront souvent des activistes qui « participeront ». Cette idéologie est parvenue à s’imposer dans l’évaluation scientifiques des risques par exemple. Le but final est de l’imposer partout, y compris en amont dans les laboratoires.
Mes publications critiques :
M. Kuntz (2012) The post-modern assault on science. EMBO reports 13: 885-889
M. Kuntz (2013) Why the postmodern attitude towards science should be denounced. EMBO reports 14(2):114-6
M. Kuntz M. (2016). Scientists Should Oppose the Drive of Postmodern Ideology. Trends in Biotechnology, 34 (12), 943 – 945
M. Kuntz(2017) Precaution: Risks of public participation. Science, 355(6325):590
M. Kuntz (2017) Science and postmodernism: from right-thinking to soft-despotism. Trends in Biotechnology, 35(4), 283–285
Pourquoi cette idéologie s’est imposée en Europe
Après la Seconde Guerre mondiale, l'Europe a voulu, légitimement, prévenir de nouvelles guerres et d'autres atrocités (génocides, totalitarismes). À partir des années 1970, la démarche est devenue idéologique : l'Europe a voulu éviter tout « tragique », et pour ce faire a choisi de renoncer à une ambition de puissance. Dans les années 1980, cette idéologie du « sans tragique » s'est étendue aux risques technologiques et a donné naissance au principe de précaution.
Publication
M. Kuntz. Technological Risks (GMO, Gene Editing), What Is the Problem With Europe? A Broader Historical Perspective. Frontiers in Bioengineering and Biotechnology, 2020, 8
Ce fut un choix contre-productif : pour éviter tout risque (même hypothétique), l’Europe est prête à renoncer aux bénéfices (mêmes bien établis). Le blocage des biotechnologies des plantes et des OGM diabolisés illustre cette dérive qui s'est étendue aux nouvelles biotechnologies appelées « gene editing ». L'Europe y est largement distancée par les États-Unis, eux-mêmes rattrapés par la Chine. Tenaillés par l’idéologie postmoderne, nos élites politiques et administratives demeurent insensibles à cette perte de puissance et à la vassalisation qui en découle.
Publications
Martin-Laffon J. , M. Kuntz M. , Ricroch A.E. (2019) Worldwide CRISPR patent landscape shows strong geographical biases. Nature Biotech. 37: 613–620
A. Ricroch, J. Martin-Laffon, B. Rault, V. C. Pallares, M. Kuntz. Next biotechnological plants for addressing global challenges: the contribution of transgenesis and New Breeding Techniques. New Biotechnology
Le facteur-clé : le sentiment de culpabilité occidental
La Bien-Pensance contemporaine croit devoir porter sur ses épaules toute la culpabilité de l’Occident (« Western Guilt »). Pour sa rédemption, elle affiche de nouvelles vertus, quasi théologales (la « virtue-signalling » des anglo-saxons): donner des gages de non-sexisme, de non-racisme, être « inclusif », « éco-responsable », et autres slogans que chacun interprète comme il veut. Il faut signaler sa vertu, même et surtout si l’on n’a, en réalité, commis ni délit, ni crime sur ces sujets.
Aux Etats-Unis, en raison de son passé esclavagiste et ségrégationniste, la Western Guilt se manifeste souvent au sujet des « races ». Sa dérive fanatique, l’idéologie « woke » et la « cancel culture » pratiquent une chasse aux sorcières dans les universités (des Professeurs sont harcelés voire licenciés lorsqu’ils ont déplu à certaines minorités actives).
Le meurtre de George Floyd à Minneapolis fut l’événement déclencheur de ce qui était en gestation : la racialisation des discours et l’autoflagellation dans les sciences dites dures. De nombreuses institutions et revues scientifiques ont ainsi cru bon d’accuser la science de « racisme systémique » (en prenant argument de la sous-représentation des Noirs).
Publication
A. Bikfalvi, M. Kuntz. International Scholars Must Resist the American Campaign to Inject Racial Tribalism Into Science. Quillette magazine, August 2020
Traduction par Peggy Sastre, publiée par Le Point
L’idéologie postmoderne déclinée sur le « genre »
L’idéologie du genre est portée dans le monde universitaire par une branche de la sociologie postmoderne, les « Gender Studies », cousine en constructivisme (l’identité sexuelle ne serait qu’une construction sociale) des STS (les lois scientifiques ne seraient qu’une construction sociale). Certains utilisent cette notion de « genre » dans une démarche idéologique, en tentant de l’introduire dans tous les aspects du monde universitaire et de la recherche, et par ce biais, convaincus d'être du côté du Bien, n'hésitent pas à instaurer un contrôle social visant à imposer leurs vues (voir ci-dessous l’exemple du financement de la recherche).
Comme pour la sous-représentation des Noirs en science, qui porte les accusations de « racisme systémique » aux Etats-Unis (alors que les causes sociaux-économiques sont plus complexes), argument est pris du fait qu’il n’y a pas, dans toutes les disciplines scientifiques et à tous les niveaux hiérarchiques, une stricte parité entre hommes et femmes, pour porter des accusations de « sexisme » (là aussi les causes sont plus complexes). Bien que ni la pensée, ni les compétences spécifiques n’aient de sexe, la wokisation en cours de l’Europe considère qu’il est nécessaire d’imposer la parité. Ce qui amènera inévitablement au soupçon sur les compétences de la femme qui aura été recrutée.
Ainsi, dans le programme de financement Horizon Europe, le « genre » a pris une dimension clairement coercitive : la « nouvelle éligibilité pour avoir accès aux financements d’Horizon Europe : il sera nécessaire pour les organismes publics, les organismes de recherche et les établissements d'enseignement supérieur, à partir de 2022, d’avoir mis en place un plan d'égalité des sexes » (traduction de l'Anglais).
On voit ainsi apparaître des formations réservées aux femmes, donc de facto interdites aux hommes, dont le stage « Osez les carrières au féminin », une rupture inquiétante avec les valeurs de l’universalisme que portent l’enseignement supérieur et la recherche. Et une rupture également avec la mixité prônée à l’école. Personne ne gagnera à une communautarisation, potentiellement porteuse d’antagonisme, sur la base du sexe.
La Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a dévoilé le 15 octobre 2021 son plan d'action pour combattre les « Violences Sexistes et Sexuelles » (VSS). En réalité, le concept de VSS a déjà proliféré dans le monde universitaire, dans un sens idéologique, avec des formations qui prétendent les combattre. L’imprégnation idéologique de ces formations (éminemment bien-pensantes en apparence : qui peut être contre la lutte contre les violences ?) est illustrée par l’extension excessivement large du périmètre des « violences » et du « sexisme ». Sont ainsi cataloguées comme « violences » des « moqueries » par exemple, qui deviennent « sexistes » dès qu’elles concernent une femme (implicitement la femme est jugée incapable de répondre et de s’affirmer). L’affichage d’une lutte contre les vraies violences s’accompagne ainsi d’un programme idéologique plus large. En d'autres termes, comme toujours, une vision idéologique est propagée en se dissimulant derrière une cause juste.
Une telle tendance est de nature à donner une image négative injustifiée (sexiste et violente par une nature) des universités en général.
Publications
M. Kuntz. Sexisme imaginaire, soumission idéologique et coercition dans le monde universitaire.
Causeur, 15 juillet 2021
M. Kuntz. Le wokisme en marche. La chasse aux "violences sexistes et sexuelles" (VSS) est ouverte à l’Université. Atlantico, 16 octobre 2021
Un marqueur idéologique : la pratique de l’écriture « inclusive »
Comme pour les affichages de vertu évoqués ci-dessus, il ne fait pas de doute que, mise à part quelques idéologues, la plupart des personnes pratiquant l’écriture inclusive pensent bien faire. Produit de la même idéologie, elle est généralement associée aux autres affichages de vertu.
En réalité, « inclure tout le monde » ne peut se faire par la langue qui en tant que telle n’est ni inclusive ni exclusive : la langue est un outil de l’entendement qui ne relève pas d’une logique quantitative ni d’une représentation sociale. Si elle était généralisée, l’écriture inclusive favoriserait l’atomisation de la langue en autant de communautés fondées sur les séparatismes linguistiques, graphiques et idéologiques, et donc la balkanisation intellectuelle et culturelle de la francophonie. Elle deviendrait en réalité excluante.
Publication
M. Kuntz. Théorie du genre et écriture inclusive ont pris le pouvoir au CNRS: le cri d’alarme d’un chercheur. Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 18 janvier 2021
En résumé
L’idéologie postmoderne porte une conception différentialiste (communautariste) qui s’oppose à l’universalisme des Lumières : les Blancs vs. les « racisés », les hommes vs. les femmes, etc.
En science, elle encourage le relativisme contre la méthode scientifique, et le constructivisme qui peut aller jusqu’à récuser l’existence des faits scientifiques.
Le basculement idéologique de la modernité vers la postmodernité peut se résumer par l’image d’un pendule.
Basculement de la modernité vers la postmodernité progressivement depuis la fin des années 60, pour devenir idéologie dominante en Occident depuis les années 90
S’étant glissé dans les habits de la démocratie, de l’égalité, de la justice, etc., incorporant aussi « l’écologie », et portée par le système médiatico-politico-culturel dominant, l’idéologie postmoderne a pu dissimuler aux scientifiques, pour mieux les manipuler, les menaces qu’elle présente pour la science.
De simple affichage de vertu, l’idéologie postmoderne veut ensuite diffuser sa liturgie et ses nouvelles normes morales (politiquement-correctes), et est par voie de conséquence amenée à concevoir des modes de rééducation culturelle, et inéluctablement à les imposer par une coercition sociale, et finalement à réduire au silence les dissidents.
Annexe
Bibliographie sur l’écriture inclusive
Académie Française (Hélène Carrère d’Encausse, Marc Lambron). Lettre ouverte sur l’écriture inclusive. 7 mai 2021
Kévin Bossuet. L’écriture inclusive n’a rien à faire au sein de l’école de la République. Le Figaro-Vox, 24 février 2021
Sonia Branca-Rosoff. Déconstruire le français commun ? Cités 2021/2 (N° 86), pages 41 à 55.
Patrick Charaudeau. La langue n'est pas sexiste, éd. Le bord de l'eau, 2021
Yana Grinshpun, Compte rendu de Jean Szlamowicz et Xavier-Laurent Salvador (2018), Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français où l’on étudie écriture inclusive, féminisation, et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Suivi d’Archéologie et étymologie du genre. Revue Information Grammaticale, 29 octobre 2019
Yana Grinshpun. Du côté de la langue : que masquent les nouvelles théories inclusives ? in Le langage et ses distorsions, éd. Qs ? novembre 2020
Yana Grinshpun, Jean Szlamowicz (Dir.) Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français : entre grammaire et discours social. Revue Observables n°1, 2021
Yana Grinshpun, Jean Giot, François Rastier, Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz. « Feu vert à l’écriture inclusive ? » – Lettre-réponse à Julien Bayou. Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 14 septembre 2021
Adrien Louis. Balance ta langue ! De l’épuration des mœurs par l’écriture inclusive. La Croix, 28 mars 2018
Adrien Louis. Écriture inclusive: «Le sacrifice d’une parole libre au profit d’une pensée surveillée». Le Figaro-Vox, 14 mai 2021
Danièle Manesse. Les grands écarts de l’écriture inclusive. Entre l’amour de la langue et l’amour de moi, moi, moi. Cités 2021/2 (N° 86), pages 71 à 86.
Jean-Claude Milner. Ils ont honte de leur langue natale. Propos recueillis par Isabelle Barbéris, Franck Neveu. Cités 2021/2 (N° 86), pages 129 à 140.
Franck Neveu. La langue, la loi, l’ordre. Cités 2021/2 (N° 86), pages 13 à 29.
François Rastier. Écriture inclusive et exclusion de la culture. Cités 2020/2 (N° 82), pages 137 à 148.
François Rastier. De la dérégulation à l’invention d’une translangue. Revue Observables n°1, 2021
Jean Szlamowicz. L’inclusivisme est un fondamentalisme. Texto ! Textes et cultures, vol. XXV, n°1-2 (2020)
SOS Éducation, note sur l’écriture « inclusive ». Ecriture « inclusive ». Pourquoi représente-t-elle un danger pour un accès égalitaire à la langue écrite ? Comment l’écriture inclusive pervertit la fonction de la langue, outil par excellence à la disposition de tous.
Yves-Charles Zarka. Écriture inclusive: une tyrannie imposée à la langue française. Le Figaro-Vox, 28 mai 2021