Tom Nichols, The Death Of Expertise. Read the original English version.
Je suis (ou du moins je pense que je suis) un expert. Pas sur tout, mais dans un domaine particulier de la connaissance humaine, plus précisément les sciences sociales et les politiques publiques. Quand je dis quelque chose sur ces sujets, je m'attends à ce que mon opinion ait plus de poids que celle de la plupart des autres personnes.
Je n'ai jamais pensé que c’étaient là des déclarations particulièrement controversées. Mais il s'avère qu’elles le sont. Aujourd'hui, toute affirmation d’une expertise produit une explosion de colère chez certains, qui se plaignent que ces allégations ne sont que de fallacieux « appels à l'autorité », des signes évidents d’un insupportable « élitisme », et reflètent une évidente tentative d’étouffer le dialogue nécessaire dans une démocratie «réelle».
Mais la démocratie désigne un système de gouvernement, pas un état réel d'égalité. Cela signifie que nous jouissons des mêmes droits, contre le gouvernement, et l’un par rapport à l'autre. Ayant des droits égaux ne signifie pas avoir des talents égaux, les mêmes capacités ou des connaissances égales. Cela ne veut pas dire assurément que «l'opinion de tout un chacun sur n’importe quel sujet soit aussi valable que celle de n'importe qui d'autre ».Et pourtant, cela est maintenant consacré comme le credo d'un bon nombre de personnes bien qu’il s’agisse d’un non-sens évident.
Je crains que nous assistions à la «mort de l'expertise»: l'effondrement de toute division entre les professionnels et les profanes, les enseignants et les étudiants, les connaisseurs et les simples curieux ; un phénomène alimenté par Google, qui s‘appuie sur Wikipédia, et qui baigne dans les blogs. En cela, je n’affirme pas la mort de l'expertise réelle, la connaissance de choses spécifiques qui distingue certaines personnes par rapport à d’autres dans divers domaines. Il y aura toujours des médecins, des avocats, des ingénieurs et d'autres spécialistes dans divers domaines. Au contraire, ce que je crains est la mort de la reconnaissance de l'expertise comme quelque chose qui doit changer nos pensées ou changer la façon dont nous vivons.
C'est une très mauvaise chose. Oui, c'est vrai que les experts peuvent faire des erreurs ; les catastrophes, de la thalidomide à l'explosion de Challenger, nous le rappellent tragiquement. Mais la plupart du temps, les experts font mieux que les autres; les médecins, quelles que soient leurs erreurs, sont plus efficaces que les guérisseurs ou les remèdes de grand-mère. Rejeter la notion d'expertise en raison de l’exigence moralisatrice que chaque personne a droit à sa propre opinion est stupide.
Pire, c'est dangereux. La mort de l'expertise est un rejet non seulement des connaissances, mais de la façon dont nous acquérons la connaissance et apprenons les choses. Fondamentalement, il s'agit d'un rejet de la science et de la rationalité, qui sont les fondements de la civilisation occidentale elle-même. Oui, j'ai dit «civilisation occidentale»: qui a pu être paternaliste, ethnocentrique, raciste même, qui a créé la bombe nucléaire et le … New Coke, mais qui également garde en vie les diabétiques, fait voler des avions de ligne géants, et rédige des documents comme la Charte des Nations Unies. […]
A l'âge des ténèbres - avant les années 2000 -, les gens semblaient comprendre, d'une manière générale, la différence entre experts et profanes. […] Le public, en grande partie, était spectateur. Ce fut à la fois bon et mauvais. […] Le débat politique était parfois trop ésotérique, réalisé moins pour éclairer le public et que pour permettre aux experts de jargonner.
Personne - pas moi, en tout cas – ne veut revenir en arrière. J'aime le 21e siècle, et j'aime la démocratisation du savoir et le cercle plus large de la participation du public. Cette plus grande participation, cependant, est menacée par l'exigence totalement illogique que chaque opinion doit avoir un poids égal […]. Si cela continue, les experts vont revenir à ne parler qu’entre eux. Et c'est mauvais pour la démocratie. […]
Personnellement, je ne pense pas que les technocrates et les intellectuels doivent gouverner le monde: nous avons eu assez de cela à la fin du 20e siècle […]. En effet, dans un monde idéal, les experts sont les serviteurs, pas les maîtres, de la démocratie.
Mais lorsque les citoyens renoncent à leur obligation fondamentale d'en apprendre suffisamment pour se gouverner effectivement, […] les experts vont finir par gouverner par défaut.
Oui, vos opinions politiques ont de la valeur : vous êtes un membre d'une démocratie et ce que vous voulez, est aussi important que ce que n'importe quel autre électeur veut. En tant que profane, cependant, votre analyse a beaucoup moins de valeur et n'est certainement pas aussi bonne que vous le pensez.
Et comment puis-je savoir tout cela? Qui suis-je pour l’affirmer ? Eh bien, bien sûr, je suis un expert.
Sur l’idéologie postmoderne et relativiste, lire aussi : Menaces postmodernes sur la science
Sur l’instrumentalisation politique de l’expertise en France : le Haut Conseil des Biotechnologies (HCB) et la faillite de son comité ‘sociétal’. A suivre...