Derrière ce titre provocateur est posée une question légitime, celle du bilan de l’activisme environnementaliste, entre contre-pouvoir, prises de conscience et réactions salutaires face à notre impact sur l’environnement et, d’autre part, un projet politique -voire un intégrisme- peu soucieux des faits scientifiques, incapables d’adopter des positions nuancées.
Lire le Tome 2 : Le lobbying anti-Riz Doré
TOME 1 : Le lobbying anti-DDT, un dossier noir de l’écologisme ?
Jean Brissonnet a publié en décembre 2003 dans la revue de l’AFIS un article intitulé « Désinformation, paludisme et DDT. Selon que vous serez puissants ou misérables »
qui présente le contexte de la lutte contre la malaria, l’apport du DDT comme insecticide contre le moustique vecteur de la maladie, et le tournant en 1962 lorsque paraît le livre à charge Le Printemps silencieux de l’écrivain Rachel Carson : « les milieux politiques sont interpellés et les industriels de la chimie mis en accusation ». Sous la conduite de son administrateur, William Ruckelshaus, l'Agence pour la protection de l'environnement (EPA) américaine interdit le DDT en 1972. Ruckelshaus est souvent accusé d’être un militant écologiste. D’un autre coté, l’usage agricole du DDT aux Etats-Unis était sans doute déraisonnable.
Redonnons la parole à J. Brissonnet : « Plus de fabrication, plus d’exportation et surtout plus de financement pour la lutte antipaludéenne, si elle inclut l’usage du DDT. Les pays pauvres qui manquent des moyens indispensables doivent cesser le combat. Pire, ils se voient menacés en cas de « désobéissance » du blocage de leurs exportations ». Sont cités les cas de l’Inde, du Sri Lanka et de l’Azerbaïdjan.
En avril 2014, le magazine de l’AFIS fait sa une sur « DDT et paludisme, une précaution mortelle », avec un dossier signé Jean-Paul Krivine (« DDT et lutte contre le paludisme : la réécriture de l’histoire »), et enfonce le clou : « Certaines associations écologistes ne veulent pas le reconnaître. Certains journalistes comme Stéphane Foucart voudraient le nier. Mais la réalité est là : les campagnes anti-DDT ont conduit à la disparition progressive du DDT dans la lutte contre le paludisme, avec des conséquences sanitaires majeures (des millions de victimes) ».
Un journaliste militant écologiste monte au créneau
S. Foucart, journaliste au Monde, réagit en parlant de « la fable de l'interdiction de l'insecticide DDT par les écologistes » (Le Monde, 25 avril 2014). Pour lui, « elle a été fabriquée de toutes pièces, dans les années 1990, dans les cercles néoconservateurs américains, sous la volonté et l'impulsion d'industriels emmenés par Philip Morris ».
Un brin complotiste, il écrit que l’AFIS agit pour « d'obscures raisons ». Plus intéressant dans cet article est la citation de George Monbiot (un célèbre militant écologiste) : « le DDT n'est pas interdit à des fins de lutte contre le paludisme… L'interdiction mondiale du DDT ne concerne que ses usages agricoles et l'une des raisons à cela est d'assurer que les moustiques ne deviennent pas résistants à cette substance ».
On notera que Foucart était déjà monté au créneau dans Le Monde du 5 novembre 2011 (« Haro sur les écolos! ») en réaction au livre de Bruno Tertrais (L’Apocalypse n’est pas pour demain , Denoël, 2011), pour défendre l’action des écologistes dans le dossier du DDT.
A la suite du droit de réponse de B. Tertrais, Foucart réagit à nouveau, puis encore trois fois ! (lire 2, 3, 4), signe manifeste que le dossier est encombrant pour l’écologie politique…
Les termes du débat sont donc posés
Des écologistes nient toute responsabilité dans l’abandon du DDT dans la lutte antimalarienne, alors que d’autres avancent « une moyenne de deux millions de morts annuelles qui auraient pu être évitées » et ne l’ont pas été à cause des campagnes des organisations écologistes.
Brissonnet lui évoque, outre « les intégristes de l’écologie », « l’industrie chimique, [pour qui] les produits de remplacement sont une source de revenus importants », « l’industrie pharmaceutique, qui fournit les médicaments antipaludéens », ainsi que « les malthusianistes » souhaitant la réduction du nombre d’humains.
Pour le site Agriculture & Environnement : « les écologistes – et d’autres, comme l’Usaid – ont une part considérable de responsabilité dans la diminution progressive de l’usage du DDT dans les pays qui combattent le paludisme ».
Il y a donc à l’évidence nécessité de mettre toutes les données sur la table, afin de permettre aux historiens de trancher différentes questions cruciales :
-quelles ont été les motivations exactes de William Ruckelshaus pour imposer l’interdiction du DDT aux Etats-Unis ? Pourquoi n’a-t-il pas suivi le rapport Sweeney qui avait auditionné 125 experts ?
Il aurait reconnu en 1979 que « la décision était politique plutôt que scientifique ».
-quelles répercussions de cette interdiction aux Etats-Unis sur les programmes internationaux de lutte contre le paludisme ?
-quel rôle dans l’abandon du DDT a joué l’apparition de résistances à cet insecticide chez les moustiques vecteurs ? Une analyse de la littérature scientifique et de certaines bases de données estime que ces problèmes « techniques » (tous produits confondus) sont impliqués dans 32% des cas recensés de résurgence de la malaria.
-Les organisations écologistes ont-elles effectivement activement poussé à l’interdiction TOTALE du DDT, sans distinction de son usage ?
Quelques autres acteurs/témoins clés
Charles Wurster (chief scientist de l’Environmental Defense Fund, EDF, une organisation écologiste). Ses publications controversées ont contribué à la promotion des études sur les organismes non-cibles. En 1965, il avait publié une étude concluant à la disparition de 70% d’une population d’oiseaux (sur la base d’une population limitée à 12 individus…). En 1968, sa publication dans Science (sur l’impact du DDT sur des algues marines) avait été utilisée dans une campagne sur la « mort des océans » dont allait être responsable le DDT.
Lire une critique par Thomas Jukes
Sur l’oeuvre de Jukes, lire.
Sur l’opposition entre Wurster et Jukes, lire aussi Elena Conis.
et sur d’autres résultats scientifiques controversés, lire Robert Zubrin.
Donald R. Roberts et Richard Tren. Ils sont auteurs du livre The excellent powder. DDT’s political and scientific history (Dog Ear Publishing, 2010) et d’articles comme:
R. Tren, K. Hess & D. Roberts. Put DDT residues and human health in perspective. Chemosphere, Mar 2012.
R. Tren, R. Nchabi Kamwi, A. Attaran. The UN is premature in trying to ban DDT for malaria control. BMJ 2012; 345:e6801
Roberts et Tren dénoncent (voir par exemple : International advocacy against DDT and other public health insecticides for malaria control. Research and Reports in Tropical Medicine 2011:2 23–30) les organismes internationaux qui s’opposent à l’utilisation d’insecticides comme le DDT dans l’intérêt de la santé publique. Ils citent le Programme des Nations Unies pour l'environnement (UNEP), le Secrétariat de la Convention de Stockholm (cet accord international interdisant certains polluants organiques persistants signé en 2001 est entré en vigueur en 2004) et le Fonds pour l'environnement mondial(GEF). Pour eux, en dépit de financements généreux, guidés par un agenda idéologique, il n’y a pas aujourd’hui d’alternative efficace et bon marché comparable au DDT.
H. Bouwman. Expert pour la Convention de Stockholm et l’OMS, auteur d’études sur l’impact du DDT, il se présente comme un “centriste” sur cette question, parlant de « paradoxe » entre les avantages et les inconvénients :
H Bouwman, H van den Berg, and H Kylin. DDT and malaria prevention: addressing the paradox. Environ Health Perspect, June 1, 2011; 119(6): 744-7.
Les critiques de R. Tren et D. Roberts
et la réponse des auteurs.
J. Gordon Edwards, professeur émérite d'entomologie de l'université de Californie à San José et membre très ancien du Sierra Club et de la Société Audubon. Lire de larges extraits de son article paru dans le magazine Fusion n°48 de novembre-décembre 1993.
Des malthusianistes, dont les déclarations sont rappelées par le site Agriculture & Environnement : Gaylord Nelson, Garett Hardin et Paul Ehrlich.
En complément : d’autres livres et articles
Paul Driessen. Eco-Imperialism: Green Power - Black Death (2005)
& DDT, Silent Spring, and the Rise of Environmentalism: Classic Texts (2008)
H. van den Berg. Global status of DDT and its alternatives for use in vector control to prevent disease. Environ Health Perspect. Nov 2009; 117(11): 1656–1663
David Kinkela. DDT and the American Century: Global Health, Environmental Politics, and the Pesticide That Changed the World. The American Historical Review (2012) 117 (5): 1619-1620
W.M Jarman & K Ballschmiter.From coal to DDT: the history of the development of the pesticide DDT from synthetic dyes till Silent Spring. Endeavour,November 20, 2012
Le rôle des écologistes politiques
Tous les arguments contre les écologistes ne sont pas recevables. Ainsi le film à charge de Rutledge Taylor, 3 Billion and Counting, fut critiqué par Amir Attaran qui par ailleurs défend le DDT.
Dans un article du New York Times en date du 8 janvier 2005, interrogés par son auteur Nicholas Kristof, le porte-parole du WWF Richard Liroff affirme que si les alternatives au DDT ne marchent pas, comme ce fut le cas en Afrique du Sud, alors il faut utiliser le DDT. Le porte-parole de Greenpeace acquiesça.
D’un autre coté, Katie Lewis dans son article « DDT stalemate stymies malaria control initiative » (CMAJ. Nov 4, 2008; 179(10): 999–1000) rapporte qu’en Ouganda, en avril 2008, après le début d’une campagne gouvernementale de traitement au DDT, des commerçants, des exportateurs et des écologistes (qui ne sont pas nommés) ont porté plainte et réussi à arrêter les traitements. Evènement anecdotique ou composant d’une stratégie de lobbying organisé ?
Des documents clés
Pour mettre sur la table des faits, la suite de ce présent article cite des documents tirés des sites web de l’organisation Beyond Pesticides, de Greenpeace, de l’International POP Elimination Network (IPEN), du Pesticide Action Network (PAN) et du WWF; documents pour la plupart aujourd’hui retirés de ces sites, mais qui ont été enregistrés et qui peuvent être dans leur intégralité mis à la disposition des historiens.
Beyond Pesticides
25 avril 2007, opposition affirmée contre la réintroduction du DDT contre la malaria et annonce que 59 organisations ont signé une déclaration intitulée « Preventing Malaria and Promoting Health Solutions to Malaria Beyond DDT ».
Greenpeace
Rapport annuel 1999 : à propos de sa campagne en Inde, en argumentant sur Bhopal, Greenpeace justifie son action de lobbying « contre les projets de l’industrie d’exclure le DDT des programmes d’élimination des POP » (polluants organiques persistants).
11 septembre 1999, lors des négociations pré-Convention de Stockholm, un communiqué se félicite qu’une majorité de pays se soient déclarés en faveur d’une élimination de « produits chimiques super-toxiques comme le DDT, les PCB et les dioxines ».
Greenpeace Toxic Site (2001) explique ce que sont les POP et réaffirme que le DDT a un impact sur la vie sauvage et la santé. Aucune distinction quant à l’usage du DDT n’est mentionnée dans ces documents.
IPEN (qui regroupe 260 ONG)
Dans le cadre des débats de la Convention de Stockholm (2001), le réseau écologiste demande l’interdiction de tous les POP, qui inclut le DDT. Aucune distinction quant à l’usage du DDT n’est mentionnée.
PAN
4 décembre 2000, demande d’un « global ban on the production and use of 12 of the worst of these chemicals, including DDT » (dans ce document le PAN rappelle que le DDT est interdit aux Etats-Unis depuis 1972).
28 septembre 2001, demande explicite d’« alternatives to DDT use of control of malaria and other diseases ».
28 septembre 2006, le porte-parole parle de « scandale » à propos du soutien de l’OMS à la réintroduction du DDT pour contrôler la malaria. A noter qu’en juillet 2006, le PAN affirmait que les pays qui veulent utiliser le DDT peuvent le faire, tout en clouant au pilori des personnes ou organisations supposées promouvoir le DDT.
3 mai 2007, communiqué triomphal suite à une déclaration d’un représentant de l’OMS (Dakar) en faveur de la réduction de l’usage du DDT (lorsque cela est possible).
WWF
30 juin 1998, dans un communiqué, il demande la suppression progressive et l’abandon final du DDT pour 2007, y compris contre la malaria.
2000, Claude Martin, Directeur général du WWF, attaque le DDT et affirme : « the continued use of DDT is a classical exemple of an inappropriate technological solution ». Il ne doit être utilisé qu’en recours ultime selon lui.
En résumé
Ces documents l’attestent : les organisations écologistes ont formé un large front de lobbying contre le DDT, en ne distinguant que rarement son usage agricole et de celui de la prévention de la malaria.
Il n’a pas pu être mis en évidence que ces organisations, suivant la citation de Montbiot dans le Monde du 25 avril 2014, souhaitait simplement éviter « que les moustiques ne deviennent résistants à cette substance ».
Les historiens devront établir quelle part exacte incombe à ce lobbying dans les décisions d’abandonner l’utilisation du DDT contre la malaria. Ou de ne pas redémarrer de nouveaux programmes lorsque les précédents ont été arrêtés (pour des causes qui peuvent être diverses, financières, politiques ou techniques).
Marcel Kuntz (dernier ouvrage : les OGM, la question politique)